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Archéologie de l'abbaye de Psalmodi et de la
commune de Saint-Laurent d'Aigouze

par Claude Raynaud, archéologue, directeur de recherche au CNRS

Avertissement :
Le texte qui suit est extrait d’un rapport de recherche. L’enquête avait pour objectif de réunir la plus large information concernant l’occupation anthropique ou humaine ancienne des cordons littoraux afin de préciser les conditions et l’évolution du peuplement ancien.
Il s’agit d’un document scientifique déposé sous sa forme première au Service Régional de l’Archéologie, à la Direction Régionale des Affaires Culturelles de Montpellier. Ce texte a été allégé des détails techniques, de l’appareil critique et des renvois aux travaux antérieurs. Le lecteur pourra se reporter à la bibliographie pour en savoir plus, en ne perdant pas de vue que les publications anciennes se trouvent très largement remises en cause par les découvertes récentes. Comme les bras du Rhône, le cours de la recherche change parfois de lit ...

Comme toutes les communes du littoral gardois et de la Camargue, la commune de Saint-Laurent-d'Aigouze couvre un vaste territoire. Ses 8980 hectares s'étirent sur plus de 16 km du Nord au Sud, entre Vidourle et Rhône de Peccais, sur 3 à 8 km d'Est en Ouest. Traduisant la variété des paysages de Petite Camargue, ce territoire se partage en quatre parts. Le visiteur traverse successivement, du Nord au Sud, la basse plaine constituée des alluvions du Vidourle et du Vistre, puis les marais des anciennes lagunes de Terre de Port et de Psalmodi, ensuite l'ancien cordon littoral sableux qui court de Montcalm à la Grande-Motte, enfin les palus encadrant l'étang du Lairan, de l'est d'Aigues-Mortes jusqu'à l'ancien bras du Rhône de Peccais.
Anciennes lagunes, ancien cordon, ancien bras du Rhône, ancien îlot de Psalmodi : ces dénominations attirent l'attention sur l'extrême mobilité du paysage de la Petite Camargue, où rien, ni terre ni eau, n'est jamais fixé pour longtemps. Ce que l'on voit aujourd'hui dans ce paysage, c'est l'accumulation d'une longue suite de modifications de l'environnement. Et l'on peut penser qu'avec le réchauffement climatique et la montée des mers, nos enfants verront encore d'autres changements...


Vaisseau de pierre échoué au bord de l'ancien Rhône : le fort de Peccais (XVIe siècle).

L'étendue et la diversité de la commune, les conditions de circulation, les ressources et l'exploitation des différents terroirs, autant que l'organisation agricole : tout contribue à distinguer deux territoires distincts. Une première particularité réside dans la position excentrée du village à l'extrémité nord de son territoire, à plus de 16 km de ses confins méridionaux. Cette partie nord, qui occupe la basse plaine du Vidourle, se distingue par une organisation concentrée autour du village autour duquel rayonne un réseau de chemins desservant les terrains agricoles. Vers le sud, le territoire se resserre sensiblement jusqu'aux palus qui entourent la tour Carbonnière. Une fois franchi le canal du Rhône à Sète, on entre dans ce que l'on nomme « les Sables », second territoire qui occupe l'ancien cordon littoral de Montcalm. Ici, la géographie humaine se distingue par un habitat dispersé en mas, par un parcellaire plus étendu qu'au nord et par une vie sociale tournée vers Aigues-Mortes toute proche. Du village aux Sables, deux paysages et deux sociétés se font face, situation fort ancienne dictée par les conditions du milieu.

Une prestigieuse abbaye mais un patrimoine méconnu

Le patrimoine archéologique de la commune de Saint-Laurent-d'Aigouze demeure mal connu, pour différentes raisons, autant par absence de recherches systématiques jusqu'à une date récente que par des erreurs de localisation l'ayant dépouillée d'une part de ses vestiges au bénéfice de la commune voisine d'Aigues-Mortes.
C'est le cas d'un habitat de l’âge du Cuivre et du Bronze (de 3000 à 1000 ans avant J.-C.), fouillé ponctuellement, découvert en 1974 au tènement de Port-Vielh, dans la zone palustre au nord du Vieux Vistre, lors de travaux de drainage et. Un sondage a révélé une cabane en terre et en bois installée dans une fosse, livrant un mobilier datable du VIIè siècle av. J.-C. Attribué au territoire d'Aigues-Mortes, cet établissement se trouve en réalité sur la commune de Saint-Laurent d'Aigouze.

La méconnaissance tient aussi à l'absence de mise en valeur touristique. Ainsi, les vestiges de l'abbaye de Psalmodi (DATATION), étudiés depuis une trentaine d'années par une équipe du Williams College de l'Université américaine du Massachusset, se trouvent sur une propriété privée et ne sont pas ouverts à la visite, de même que les collections de vestiges découverts lors des fouilles. On peut néanmoins découvrir tous ces éléments sur le site.


Vue des vestiges de l'ancienne abbaye de Psalmodi)

En plusieurs lieux, des découvertes eurent lieu dès le début du XXe siècle mais leur localisation resta incertaine jusqu'aux prospections méthodiques conduites en 2004-2005. C'est principalement le cas autour de la « Pinède Saint-Jean » où en 1910 Félix Mazauric, conservateur du Musée de Nîmes, rapporte la découverte de monnaies gauloises, romaines et même mérovingiennes, ainsi que d'un trésor de 200 monnaies couvrant la période de Julia Domna (170-217, épouse de Septime Sévère) à Gallien (empereur romain de 253 à 268), au IIIème siècle. Lors d'une visite sur les lieux, Mazauric recueille au bord de la route d'Aigues-Mortes à Montcalm de nombreux fragments de céramique sigillée, une fibule en bronze ainsi que divers objets métalliques. Cet établissement, l'un des principaux lieux d'habitat du secteur des Sables, a pu être récemment localisé et analysé. La présence de pierres à bâtir, de marbre et la quantité des objets associés, laissent envisager un centre domanial des Ier-IIe siècles après J.-C.

Aux origines du village

Le cartulaire de l’abbaye de Psalmodi constitue une très riche mine d'informations historiques sur ce village et sur l'ensemble de la vie économique et sociale de la Petite Camargue. C'est un recueil de plusieurs centaines de chartes et d’actes officiels conservés pour la plupart dans les archives départementales du Gard. Depuis une vingtaine d'années, ce trésor est patiemment reconstitué et analysé par Patrick Florençon qui en prépare l'édition.
- insérer une photographie d’une charte ?
Dans cet ensemble, une série de textes mentionne la uilla sancti Laurentii, villa Saint-Laurent, à partir de l'an 1053. À cette époque, le mot villa ne désigne plus un centre domanial comme dans l’Antiquité, c’est alors un lieu où se regroupe une population autour d’une église et d’un cimetière, un village en cours de constitution au centre d’un terroir agricole. De nouvelles mentions sont connues par la suite à propos de l’église sanctum Laurentium, en 1121 puis en 1125. C’est donc le nom de l’église Saint-Laurent qui reste le seul vocable retenu, soulignant le rôle dominant de cet édifice dans la définition de l'habitat.
C’est seulement en 1459 qu’apparaît la mention Sanctus Laurentius de Goza (probablement déformation de Gothia, pays des Goths), qui donnera par contraction de l’article le nom moderne de Saint-Laurent d’Aigouze. Ainsi peut-on comprendre la formation du nom qui désigne Saint-Laurent de Gothie (de Goza – prononcer dé Gouzo en occitan), Saint-Laurent du pays des Goths. De nombreux indices historiques montrent en effet que la région littorale était restée dans le domaine des rois, d’abord wisigoths puis francs. On trouve dans certains ouvrages une autre interprétation retenant pour étymologie le mot aïgo, « l’eau » en occitan ; selon cette hypothèse Saint-Laurent d’Aigouze serait en quelque sorte « Saint-Laurent-de-l’eau ». Aucune mention dans un texte ancien ne permet d’accréditer cette interprétation qui fait fi des règles d’évolution de la phonétique.
À Saint-Laurent même, des observations ponctuelles ont été réalisées en 1995 à l'occasion de travaux de rénovation et de voirie dans le centre du village, livrant de premiers éléments sur l'émergence de cet habitat à la période carolingienne, au IXe ou Xe siècle. Un sondage et des tranchées m'ont permis d'étudier des couches contenant des fragments de poterie carolingienne, ainsi que des tuiles et des fragments de torchis témoignant de constructions de terre.
Le premier plan cadastral du XIXe s. ne livre aucun indice qui permettrait d'identifier la localisation et l’organisation du noyau ancien. Le village, qui a fait l'objet d'une enquête détaillée par le Service de l'Inventaire du Ministère de la Culture, en 1973, ne conserve aucun élément d'architecture médiévale, l'essentiel ayant été bâti ou rebâti aux XVIIe et XVIIIe siècles. L'église, détruite par les calvinistes en 1562 (doctrine théologique chrétienne, protestante, élaborée par Jean Calvin), rebâtie puis incendiée en 1703 lors de la guerre des camisards, conserve néanmoins un chevet du deuxième âge roman. Une enceinte fortifiée fut érigée en 1703 pour la défense des catholiques contre les attaques des Camisards, mais aucun vestige ni élément topographique ne marque le plan de cette fortification moderne.

Aux origines de Psalmodi

À mi-chemin entre Saint-Laurent d'Aigouze et Aigues-Mortes, le mas de Psalmodi est établi sur un ancien îlot, près du débouché de la valllée du Vistre dans la lagune. Le site se place ainsi au cœur du peuplement de la Petite Camargue et du delta du Vidourle, espace au sein duquel l'îlot a joué très tôt un rôle déterminant. Dès le haut Moyen Âge, ce lieu accueillit une abbaye richement dotée en biens fonciers par la dynastie carolingienne.
Progressivement rattaché à la plaine par l'accumulation des alluvions du Rhône des Tourradons et du Vistre, l'îlot est cependant toujours visible d'avion, grâce à la nature du sol et à un faible relief. Englobés dans les bâtiments du mas moderne, les vestiges de l'imposante église abbatiale font l'objet depuis 1970 de recherches dirigées par Whitney Stoddard puis par son fils Brooks (Massachussets University). Ces travaux ont mis au jour, sous les vestiges romans et gothiques, les fondations d'une église carolingienne encore mal datée mais pouvant se rattacher à la fin du VIIIè s. ou au IXè s. Cet édifice recouvre une nécropole antérieure constituée de sépultures sous tuiles sans mobilier, que la typologie invite à situer entre les VI et VIIIè s. En 1979 a été découvert un sarcophage à strigiles datable de la fin du IVè s., taillé en réemploi dans une grande stèle funéraire du haut Empire. L'occupation de l'Antiquité tardive, dont on ignore encore si elle correspond à un simple habitat ou à une première fondation monastique, a par ailleurs laissé sur le site d'abondantes céramiques confirmant une occupation à partir de la fin du IVè s. D'autres céramiques attestent un établissement dès le début de notre ère, auquel on peut aussi rattacher le bloc sculpté dans lequel fut retaillé le sarcophage paléochrétien, ainsi qu'un autel dédié par C. Octavius Pedo à Jupiter et à Silvain (ancienne divinité latine, champêtre), trouvé en 1919 dans un champ de vigne peu éloigné de Psalmodi.

Ces découvertes restent difficiles à interpréter : faut-il penser que l'îlot était déjà occupé sous l'Empire romain, ou bien les blocs de pierre taillés ont-ils été déplacés au Moyen Âge ? C'est une hypothèse à ne pas écarter dans cette région où la pierre manque. Quelques fragments de céramiques (campaniennes et indigènes), localisés dans la partie sud de l'ancien îlot, laissent envisager une occupation antérieure à la conquête romaine, mais de façon très ponctuelle et éphémère.
Depuis 1970, les fouilles conduites dans l'ancienne église abbatiale par l'équipe américaine ont révélé d'autres indices remontant à l'Antiquité, sans permettre encore de comprendre la nature de l'installation : s’agissait-il d’un grand domaine, d’une agglomération, d’un sanctuaire ? Depuis le XIXe siècle, une tradition envisage l'existence, à l'époque mérovingienne, d'un « vaste domaine de Grivodargues ». L'hypothèse repose sur l'identification d'une colonicam que dicitur Grivoldanicus, prope fores monasterii, dans un texte de 850 du cartulaire de Psalmodi. En réalité, l’analyse de ce texte montre qu'il s'agissait d'une localisation erronée, le lieu de Grivoldanicus se situant plutôt dans la région de Sommières, selon Patrick Florençon.

Tout autant que ces questions socio-politiques, la dimension environnementale du site doit retenir l'attention des chercheurs, des visiteurs et des aménageurs. Point de contact entre lagune et cours d'eau, Psalmodi constitue un site clé pour l'étude du paysage et de l'occupation de la Petite Camargue. Que ce lieu peu fréquenté de nos jours ait été un centre d’activité économique et de vie spirituelle laisse mesurer l’ampleur des transformations de la Litorariam, terme administratif désignant cette région. C'est dans le recueil des chartes de Psalmodi qu’on en trouve les premières mentions, dès le VIIIe siècle et nombreuses par la suite.
L'insularité de Psalmodi est attestée dès les premiers textes afférents à l'abbaye carolingienne. Ainsi, en 844 un diplôme de Charles le Chauve précise "quod est situm in insula que apellatur Psalmodia" (qui est située sur une île que l’on appelle Psalmodi). Si surprenante dans le contexte actuel d'une lagune peu attractive, cette localisation d'une abbaye parmi les plus puissantes du littoral languedocien sur un îlot exigu revêt tout son sens lorsque l'on reconstitue un environnement antérieur au colmatage des étangs. Cet environnement était bien différent dans le contexte d'une lagune vive et de cours d'eau navigables, tels que les recherches invitent à les envisager dans l’Antiquité et le Moyen Âge. L'îlot de Psalmodi occupait alors une position centrale dans le réseau de communication entre mer et terre ferme, entre le pays de Lattara et la vallée du Rhône. À l'arrière du cordon littoral sableux, Psalmodi offrait le premier point émergé au débouché de l'ancien Vistre dans la lagune, avant la remontée du fleuve côtier jusqu'à l'agglomération protohistorique et romaine du Cailar, point de rupture de charge des embarcations.
Quelques fragments d'amphore de Massalia et de céramique Gauloise inventoriés parmi le mobilier collecté par l’équipe de W. Stoddard, attestent l’occupation du site bien avant la période romaine, sans que l'on puisse encore cerner la forme que pouvait prendre l'occupation ou l'utilisation de l'îlot à cette époque.
Par ailleurs, une série de clichés aériens réalisés en 1987 a révélé l'existence de vastes aménagements couvrant la partie sommitale de l'ancien îlot.


photo G. Chouquer, CNRS).

Dans la parcelle encadrant le mas moderne et les vestiges de l'église, le blé à maturation met en évidence le tracé d'un fossé d'enceinte avec entrée en chicane, ainsi que de nombreuses taches laissant présumer la présence de multiples fosses. Ces considérations invitaient à élargir l'étude du site jusqu'alors confinée aux abords de l'église abbatiale.
La prospection systématique réalisée sur l’îlot en 2003, de manière à repérer les éléments de construction et les poteries à même de délimiter l’occupation ancienne, n'a révélé qu'une occupation ponctuelle et éphémère, durant la Protohistoire et le haut Empire, puis une présence plus nette à partir de l'Antiquité tardive. L'idée d'un domaine ou d'une concentration d'habitat gallo-romaine, semble donc devoir être rejetée.
L'établissement prend une certaine densité à partir de l'Antiquité tardive si l'on en juge par l'inventaire du mobilier de fouille, et l'occupation ne se démentit plus durant le Moyen Âge. Ces données n'apportent aucune réponse à la question de l'origine de l'abbaye : peut-on envisager une fonction religieuse dès l'Antiquité tardive, doit-on retenir au contraire une fonction d'habitat ayant précédé l'établissement monastique ? Ce problème demeure suspendu à la datation de la première église, datation qui demeure discutable faute d'arguments convaincants.
La fréquentation du site au s'interrompt au début du XVIe s. L'îlot entre alors dans sa langueur lagunaire...

Depuis la sécularisation de l'abbaye et le départ des moines pour Aigues-Mortes, en 1537, puis l'incendie des bâtiments par les Camisards (artisans et paysans protestants, issus de ceratines provinces du nord du Languedoc, partisans de la réforme) en 1704, l'îlot de Psalmodi n'est plus occupé que par des bâtiments agricoles et un logement. Cet état apparaît sur les premiers documents figurés, une gravure et deux plans manuscrits des années 1771 à 1779, représentant une « isle de Psalmody » qui revêt dès lors sa configuration actuelle. Le mas, sans grand caractère et dont les constructions sont pour l'essentiel de la fin du XVIIIe et du début du XXe s., occupe le centre de l’îlot.

Pour en savoir plus ...

Beaucoup reste à faire pour que soient réunies les données nombreuses concernant ce riche patrimoine. Aucune synthèse complète n'est pour l'instant disponible. Pour patienter, on peut consulter le tome 3 de la Carte Archéologique de la Gaule, département du Gard, publié sous la direction de M. Provost en 1999. On y trouvera, aux pages 635-636, d'abondantes références érudites sur toutes les découvertes archéologiques, mais aucune vision d'ensemble.

Sur les fouilles de l'abbaye, l'équipe du professeur Stoddard prépare un ouvrage qui présentera l'ensemble des données sur les églises fouillées et sur les mobiliers associés, éléments de sculpture, sarcophages, céramiques. Ces données sont partiellement accessibles sur le site web www.psalmodi.org

Sur le contexte historique et l'évolution de l'abbaye, l'étude réalisée par Georges Rivals durant les années 1930, si elle livre de nombreuses données sérieusement analysées, mérite un recul critique quant aux interprétations, aujourd'hui dépassées. Ce domaine sera amplement revisité par l'édition du cartulaire que prépare Patrick Florençon.