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Historique des recherches sur la commune d'AIGUES-MORTES

par Claude Raynaud

 

La ville médiévale d'Aigues-Mortes, fondation royale du XIIIe siècle, a fait l'objet de nombreuses publications. Nous mentionnerons seulement l'une des plus récente, brochure historique succincte mais très documentée, éditée par les éditions du Patrimoine (référence en bas de page). Du monument, nous ne parlerons guère pour donner un éclairage sur le territoire alentour qui est méconnu et peu accessible à la visite. Les vestiges dont nous allons parler sont disparus pour certains, à peine visibles pour d'autres, où encore inaccessibles sur des propriétés privées. Ils ont été étudiés par une équipe du CNRS dans le cadre d'un programme de prospection-inventaire de la Sous-Direction de l'Archéologie du Ministère de la Culture.

La commune d'Aigues-Mortes a connu depuis le XIXe s. une série de découvertes dues au hasard. Les premières eurent lieu en 1835 au quartier les Tombes, 4 km à l'Ouest d'Aigues-Mortes, au débouché de l'ancien Canal Vieille dans l'étang du Repausset. Plusieurs pierres tombales et épitaphes, attribuées au XIIIe siècle, furent mises au jour près des vestiges d'un bâtiment dénommé localement "hospice de Saint-Louis", disparu depuis le XIXe s. Figurant sur la carte de Cassini (XVIIIe siècle), le nom les Tombes rappelle l'existence d'un ancien cimetière. Ces découvertes restent d’interprétation délicate dans la mesure où elles manifestent la présence de sépultures de qualité dans un lieu où aucun texte médiéval ne mentionne d’église. Il est bien difficile d’envisager un tel ensemble de sépultures à l’écart de tout édifice de culte et de tout habitat, de sorte que l’on peut envisager de situer là le premier port d’Aigues-Mortes mentionné dans un texte de 1231, près de dix ans avant la fondation de la ville royale. Il est d’autant plus regrettable que l'on ne puisse accéder aux terrains qui conservent peut-être les vestiges du premier établissement d’Aigues-Mortes, Aquae Mortuae dont on ignore l’étendue et les origines.
Au Moyen Age appartiennent aussi les vestiges du puissant mur de soutènement de la Peyrade, interprété comme un môle, vestige du port médiéval. Cette construction est attribuable au XIIIe s. en raison de sa technique de construction à appareil de bossages, ce que confirment plusieurs textes ayant trait au creusement du chenal en 1278 puis aux travaux réalisés en 1289.
Sur l'ancien cordon littoral, à mi-chemin entre l'abbaye de Psalmodi et la ville d'Aigues-Mortes, dans la cour du mas Trouchaud, Soubeiran signalait dans les années 1930 un sarcophage paléochrétien décoré d'un monogramme du Christ. Probablement découvert aux abords du mas, ce sarcophage fut détruit pendant la deuxième guerre mondiale. Le même auteur signale avoir fouillé près du mas Kruger, les "débris d'une petite construction en pierres, cabane de pêcheur gallo-romain". Près du mas Trouchaud le tènement de Malamousque a livré en 1955 lors de travaux agricoles, un trésor de 120 monnaies enfouies dans une amphore vers les années 259-260 et s'échelonnant entre Caracalla et Gallien.

Ces découvertes intervenaient en ordre dispersé et restaient difficiles à comprendre sans une vue d'ensemble. C'est à un géologue, André L'Homer, chargé de la réalisation des cartes géologiques d'Arles puis du Grau-du-Roi, que l'on doit d'avoir tenté un premier recensement raisonné des vestiges archéologiques de la Petite Camargue pour éclairer la chronologie des cordons littoraux et des bras du Rhône. Cette entreprise, malgré la rigueur de sa méthode, s'est trouvée confrontée à des informations parfois approximatives et à l'accumulation d'hypothèses les plus diverses émises depuis le XVIIIe s., et n'a pas toujours pu faire la part des faits avérés et de l'extrapolation à laquelle cédèrent certains auteurs, sans parler des localisations incertaines.
A propos de l'origine et de l'évolution des salins de Peccais, envisagée à partir d'une notice touristique ne citant aucune source, la carte géologique retient l'idée d'une exploitation dès le néolithique qui aurait suscité "la production de sel (poteries à sel)". Il est difficile de retenir une telle allégation sans document palpable : aucun inventaire archéologique n'ayant jamais mentionné une telle découverte, les archéologues s'interrogent sur la réalité d'une production destinée à cet usage. C'est à partir de la même "source", L'Homer retient la fable d'une origine antique du nom de Peccais qui devrait son étymologie à "un ingénieur romain du nom de Peccius (qui) aurait été chargé, au début de l'ère chrétienne, d'organiser la production des salins du secteur d'Aigues-Mortes". Malheureusement, le recueil des inscriptions latines découvertes dans le Gard, ne dit rien de l'existence d'un tel personnage qui paraît sorti d'une rêverie historique.

Paysage littoral : vigne plantée dans le sable de l'ancien cordon littoral, avec au second plan une haie de pins parasols.

Que la collecte du sel dès l'époque néolithique puisse être envisagée, que le perfectionnement et la rationalisation de la technique de production à la période hellénistique puis romaine ne fassent guère de doute, de telles évidences s'imposent du fait de la nécessité vitale du sel. Qu'à ce jour l'exploitation ancienne des salins du littoral n'ait donné lieu à aucune découverte significative n'ôte rien à la nécessité de s'interroger sur les origines et la chronologie d'une telle exploitation. Des recherches restent à promouvoir dans les marais d'Aigues-Mortes, mais il faut craindre que les vestiges de l'activité saunière n'aient été perturbés ou détruits en partie par les installations des salins modernes.

En 1987 seulement, eurent lieu de premières recherches méthodiques dans le secteur de Malamousque et du mas de Kruger qui se signalait par la densité des découvertes anciennes. Le projet de déviation du canal du Rhône à Sète occasionna une campagne de prospection sur le tracé envisagé, le long du rivage nord du premier cordon en lisière des palus du Vieux Vistre, non loin de la tour Carbonnière. Cette enquête permit de préciser la localisation de trois établissements gallo-romains autour du mas Kruger. Menacé de destruction par les travaux, le plus petit établissement, au nord du mas de Kruger, fut fouillé en 1989, révélant la présence d'un édifice à deux pièces, modeste habitat de fonction indéterminée : pêcheurs, sauniers, éleveurs ? Les fragments de céramique attestaient une occupation aux IIe et IIIe siècles.

La tour Carbonnière contrôlait l'accès terrestre à la ville, comme on le voit sur cette photo du début du XXe siècle, avant l'élargissement de la route qui la contourne aujourd'hui (collection Litoraria)

 

Le littoral et la question du Grau de la Chèvre

On ne peut étudier le territoire d'Aigues-Mortes sans observer la commune voisine du Grau-du-Roi, qui faisait partie du même territoire avant la création du port au XVIIe siècle. La commune s'inscrit sur les cordons littoraux les plus récents, formant l'actuelle ligne de rivage. Sur ce littoral sableux, depuis le Boucanet au Nord jusqu'au Grau-Neuf au Sud-Est, la mer a rejeté de nombreuses céramiques antiques – des milliers selon certains auteurs – vaisselle, lampes, amphores. Ces vestiges nourrissent depuis plus d’un siècle l'hypothèse de Félix Mazauric, conservateur du musée archéologique de Nîmes au début du XXe s., selon qui "l'existence d'un ancien port ou d’une station gallo-romaine en cet endroit ne doit faire aucun doute". Recueillies sur la plage ou ramenées dans les filets des pêcheurs, ces pièces couvrent un large spectre chronologique entre le Ve s. avant J.-C. et les premiers siècles de l'Empire romain : amphores étrusques, massaliètes, gréco-italiques, italiques et bétiques. Sans que l’on puisse faire un inventaire raisonné de ces découvertes aujourd’hui dispersées entre plusieurs collections, les données publiées par divers auteurs concordent pour situer la période de fréquentation la plus intense au début de la période romaine, essentiellement les Ier s. av. et ap. J.-C., et il en va de même pour les pièces de vaisselle : lampes, céramique campanienne, sigillée et céramique commune. Le nombre de découvertes décline à partir du IIIe s. et plus encore par la suite puisque seules quelques pièces se rapportent à l’Antiquité tardive, fragments épars de céramique luisante et de céramique grise estampée, ainsi qu’un col d’amphore africaine, l’ensemble couvrant les IIIe et IVe s. Aucun indice postérieur n’est connu.Insérer illustration 3:

 

Carte des découvertes archéologiques dans le golfe d'Aigues-Mortes (J. Granier, 1965)

Pour expliquer l’abondance de ces découvertes, différents auteurs les ont mis en relation avec le voisinage du Grau-de-la-Chèvre, un passage qui permettait à la branche occidentale du Rhône de franchir le troisième cordon littoral, le cordon dit de Listel. Ce cordon se développerait à partir des années 2250 à 2100 avant J.-C. et son développement se poursuivrait jusque vers le IIe siècle après. Les poteries déposées sur la plage témoigneraient donc d'échouages près de l'accès au Rhône de Peccais, branche occidentale du delta. Curieusement, la carte des épaves de Camargue, récemment révisée avec méthode, ne fait état d'aucune découverte d'où pourraient provenir ces nombreuses découvertes. La raison en incombe peut-être à l'avancée considérable du littoral dont les puissants dépôts sableux pourraient masquer les épaves les plus profondes tandis que les vestiges des épaves superficielles ont dû être, "depuis très longtemps, démantelés et dispersés par les tempêtes et les courants".
Si la géographie antique ne donne aucune indication topographique sur cet Ostium Hispanense, la Bouche d’Espagne, cette embouchure était par contre bien connue des navigateurs du Moyen Age. On le voit notamment lors d’un épisode du conflit opposant des commerçants Génois et Pisans pour le contrôle de la place de Saint-Gilles, en 1165. Le gradum Capre (grau de la Chèvre, mais le nom a disparu depuis des siècles et on hésite sur sa localisation) resta emprunté jusque vers 1357-1364, date à laquelle l’administration royale procéda à la fermeture du Rhône de la Ville afin de remédier à l’ensablement du port d’Aigues-Mortes. Les textes du XIVe s. montrent que le grau comportait en réalité plusieurs passages, l’un traversant le cordon de Figuerasse entre la mer et l’étang du Repaus, les autres empruntant les avant-bras dits de la Ville et de Saint-Roman.

Amphores étrusques recueillies après des coups de mer autour du Grau-du-Roi (J. Granier 1965)

Malgré la densité des vestiges antiques, la question reste posée de l’aménagement « portuaire » du grau. Si Mazauric envisage une telle installation, il s’agit d’une hypothèse de « bon sens » plutôt que d’une démonstration reposant sur des informations archéologiques. Celles-ci ne sont guère concluantes si l’on met de côté les vestiges échoués sur la plage. Les seuls indices en faveur d’un aménagement du grau de la Chèvre furent mis au jour en 1960 « lors de l’établissement d’une levée de terre qui coupe du Nord au Sud l’étang du Repaus, à peu près en son milieu ». Malheureusement les indices collectés -essentiellement des cols d’amphores- n’ont pas été identifiés, ce qui n’autorise aucune datation, pas plus que n’ont été observés d’éventuels matériaux qui auraient permis d’identifier un aménagement particulier. Analysant le commerce dans le delta du Rhône, un autre auteur fait état de la découverte « dans l’étang du Repos (sic), ... (d’)un très grand nombre de témoins archéologiques et les restes d’un embarcadère ». Cette observation semble se fonder sur la découverte mentionnée précédemment mais demeure tout aussi évasive, de sorte que l’on ne peut ni caractériser ni dater les vestiges du Repaus. Il faut par ailleurs déplorer qu’aucune attention n’ait été portée aux travaux de dragage et d'aménagement liés aux salins modernes, au cours des dernières décennies. On en est donc réduit, dans ce bilan, à reprendre l’hypothèse de bon sens déjà envisagée par plusieurs auteurs et d’envisager, plutôt qu'un port disposant d'installations et d'un habitat stable, des installations légères, appontements et aménagements de berge mieux adaptés au milieu instable que représentait l'embouchure du Rhône de Peccais. Les navires maritimes devaient y déposer leur cargaison qui était ensuite acheminée par barques sur le Rhône de Peccais jusqu’à Saint-Gilles. Si la carte géologique permet de suivre les différents passages du Grau de la Chèvre, au sud du Grau du Roi (Port Royal) et au Pont des Gazettes, la réalité d’un aménagement antique attend confirmation par des observations archéologiques contrôlées.


Fragments d'épaves sur la plage du Grau-du-Roi (J. Granier, 1965)

 

Données nouvelles sur l'occupation du sol

En 2004, une équipe de recherche a procédé à de vastes prospections, ratissage du terrain permettant d'observer, en surface, des vestiges d'occupation ancienne. Plusieurs lieux ont pu être ainsi localisés. Les éléments les plus marquants se trouvent près du Mas Bastide, près de la Grande Motte, sur le premier cordon littoral. Hormis un fragment de tuile romaine, on a identifié de nombreux tessons de poterie aux cassures émoussées par l'érosion. Ces éléments sont diffus sur près de 300 m de longueur. Le mobilier recueilli comporte surtout des fragments d'amphore de provenance diverse : Afrique romaine, Bétique (sud de l'Espagne), Tarraconnaise (province de Tarragone), Gaule Narbonnaise, Italie. Pour l'essentiel, ces fragments attestent une occupation du Ier s. av. au Ier s. après J.-C.
Si la prépondérance des fragments roulés permet d'identifier le rivage antique du premier cordon littoral, l'érosion des céramiques étant produite par le battement du niveau de l'ancienne lagune. Cette érosion a dû intervenir avant le colmatage de la lagune et/ou de l'ancien bras du Rhône suspecté dans ce secteur. Sans fouille, on ne peut trancher entre l'hypothèse d'un établissement d'une certaine ampleur, ou bien celle de dépotoirs de transbordement sur la berge d'un ancien chenal du Rhône partiellement visible sur l'ancienne carte IGN de 1952 et dont le canal de la Radelle puis du Rhône à Sète reprend le tracé. Une activité plus ou moins régulière, probablement liée au commerce, s'était donc développée sur le premier cordon littoral, en liaison avec la navigation sur les étangs.

Le bilan des découvertes, s'il s'avère riche en données, pose surtout de nombreuses questions auxquelles il est encore bien difficile de répondre. C'est une étape intermédiaire de la recherche qu'il faudrait dépasser en pratiquant de véritables fouilles pour identifier l'organisation et les fonctions des différents sites identifiés. De quoi occuper une équipe de chercheurs des années durant...

Pour en savoir plus...

Michel-Edouard Bellet et Patrick Florençon, La cité d'Aigues-Mortes, collection Itinéraires, Editions du Patrimoine, 2001.

Plus d'informations sur le site du Centre des Monuments Nationaux et à l'Office du Tourisme d'Aigues-Mortes