Evolution du paysage
De l'Archéologie à l'Histoire
Des Antiquaires aux Archéologues
Les Acteurs de la Recherche
en Archéologie

L’archéologie de la Petite Camargue :
un chantier d’histoire du paysage méditerranéen

Travaux de l'Unité Mixte de Recherche 5140

Le Cailar

L’archéologie : pourquoi ?

Pourquoi faire l’archéologie de la Petite Camargue ? Parce que cette région littorale constitue un élément fondamental du bas Languedoc ; parce que ce paysage entre la terre et l’eau résulte de la confrontation millénaire de l’homme et de la nature ; parce que cet espace est sensible aux transformations de l’environnement ; parce que ce territoire vanté pour ses vertus naturelles est en réalité un lieu intensément aménagé par les hommes depuis des millénaires, ...
... Parce qu’un public de plus en plus large s’interroge sur l’histoire, la faune, la flore et l’environnement de cette région.

Il y aurait encore de nombreux arguments pour justifier le choix de cette région pour y développer des recherches ; ils seront présentés au fil de l’évocation des études déjà réalisées, en cours ou en projet.

Du golfe de Fos au golfe d'Aigues-Mortes, sur 60 km de littoral, le delta du Rhône forme une côte sableuse au rivage concave-convexe, dont la topographie et la dynamique résultent des interactions entre les apports sédimentaires du fleuve et les courants marins. L'histoire complexe de ce delta qui couvre 1740 km2 alimente les discussions des géographes et des historiens qui ont tenté, dès le XIXe s., de comprendre les étapes de la formation d'un paysage en mutation permanente. En effet, les sources d’archives comme les vestiges archéologiques témoignent de l’importance des déplacements sur les bras du Rhône, pour l’économie régionale. Sans le Petit Rhône, la ville de Saint-Gilles n’aurait probablement pas connu le développement qui fut le sien au Moyen Age. Rien n’est plus difficile cependant que de comprendre les communications sur les bras du fleuve qui se sont considérablement déplacés depuis l’Antiquité.

Depuis Charles Lenthéric, qui en 1876 proposa le premier une cartographie évolutive du rivage et des déplacements des bras du fleuve, jusqu'à la thèse de géographie sur la Petite Camargue soutenue par Tony Rey en 2006, géographes, archéologues et géologues ont multiplié les analyses afin d'obtenir des éléments de datation sur l’évolution des bras du fleuve et des cordons de sable formant le littoral.

 

L’archéologie comment ?

Dans le cadre de l’UMR 5140, les recherches se développent depuis une dizaine d’années dans la vallée du Vidourle et la Petite Camargue, associant archéologues et spécialistes de l’environnement qui étudient les vestiges les plus divers : dépôts alluviaux, évolution des sols, pollens, charbons de bois, écologie animale (géo-archéologie, pédologie, palynologie, anthracologie, malacologie). Il s'agit de confronter l'évolution des milieux liés au fleuve à la dynamique du peuplement : où, quand et comment se développent les groupes humains ? Petite Camargue et vallée du Vidourle sont envisagées ici comme un modèle d'évolution d'un paysage méditerranéen.

 

 

 

L’évolution du peuplement littoral

par Claude Raynaud, septembre 2006

Le Cailar

Avertissement au lecteur :

Le texte qui suit est extrait d’un rapport de recherche. L’enquête avait pour but de réunir la plus large information concernant l’occupation ancienne des cordons littoraux afin de préciser les conditions et l’évolution du peuplement ancien.
Il s’agit d’un document scientifique déposé sous sa forme première au Service Régional de l’Archéologie, à la DRAC de Montpellier. Ce texte a été allégé des détails techniques, de l’appareil critique et des renvois aux travaux antérieurs. Le lecteur pourra se reporter à la bibliographie pour en savoir plus, en ne perdant pas de vue que les publications anciennes se trouvent très largement remises en cause par les découvertes récentes. Comme les bras du Rhône, le cours de la recherche change parfois de lit ...

 

La prospection systématique du secteur des Sables, sur les cordons littoraux entre Aigues-Mortes et le Petit Rhône, a couvert au total plus de 2000 ha inégalement répartis entre les trois communes de Vauvert, Saint-Laurent d’Aigouze et Aigues-Mortes. Toutes périodes confondues, l'enquête a révélé trente établissements sur ce territoire de 20 km2, soit une densité de 1,5 établissements au km2. Il s'agit de l'une des densités les plus faibles observées dans la région littorale du bas Languedoc, valeur analogue à celle que l'on observe dans la plaine littorale de Lunel, mais inférieure à la densité relevée sur le littoral de l'étang de l'Or où le score s'établit à 2,2 établissements au km2. Pour donner un ordre d’idée, rappelons que la densité s'établit autour de 4 établissements au km2 en Vaunage, en périphérie nîmoise où la proximité de la ville antique, autant que la concentration des activités agricoles dans ce bassin fertile, peuvent expliquer une aussi forte présence.

Révélant les limites d'une dynamique locale, les prospections conduites sur l'îlot de Psalmodi, établissement majeur, s'accordent avec les observations plus généralement observées en Petite Camargue où le peuplement demeure étroitement soumis aux conditions du milieu et ne connaît pas le développement que l'on observe à l'autre extrémité de la lagune, au pays de Lattara qui manifeste une croissance plus ancienne, plus vigoureuse et plus durable.

Les trente établissements du cordon de Saint-Jean appellent des identifications variables, depuis les indices ponctuels laissant entrevoir une occupation ténue, jusqu'à de véritables habitats permanents. Ces derniers, s'ils sont les plus aisés à identifier en raison de la densité des fragments de poterie, de la présence de tuiles et d'éléments de confort, conduits de chaleur ou fragments de marbre, ne se distinguent pas moins de leurs homologues de la plaine et de l'intérieur par la rareté des matériaux de construction, pierre et mortier. L'utilisation en était bridée par la nécessité de transporter la matière première depuis les carrières du piémont de la garrigue, une quinzaine de kilomètres au Nord d'Aigues-Mortes. Entre les affleurements calcaires du secteur de Lunel-Gallargues-Vergèze et le cordon littoral, le transport pouvait être assuré essentiellement par voie d'eau, d'abord par le Vistre ou le Vidourle puis par les chenaux lagunaires. Ces habitats en dur restent en faible nombre et constituent les points d'ancrage du peuplement local au haut Empire, à Psalmodi, au mas Kruger-La Corbiérette et à Saint-Jean où l'on peut envisager l'existence de deux ou trois centres domaniaux. Viennent ensuite deux établissements moins vastes mais recélant un mobilier abondant et quelques tuiles, ce qui peut dénoter des habitats secondaires, fermes de construction légère aux Sablons et au mas de Chauron.

Les 26 gisements les plus modestes appartiennent à la fin de l'âge du Fer et/ou à la période républicaine et constituent un réseau qui n'entretient aucune continuité avec le peuplement du haut Empire. Ces gisements précoces, dont la datation n'est pas toujours suffisamment fine pour que l'on puisse les situer par rapport à la conquête romaine, ont livré seulement des éléments mobiliers, poterie et amphore, l'absence de matériaux de construction ne devant pas être interprétée obligatoirement comme le signe d'aménagements temporaires ou d'un mobilier erratique, ce que dément la concentration des vestiges et l'homogénéité des contextes. En réalité, cette image de surface reste tributaire de l'absence de la pierre, matériau importé dont a vu qu'il était réservé aux établissements principaux. Pour autant, ce correctif par le déterminisme géologique n'autorise pas à assimiler trop rapidement ces établissements de rang inférieur aux "annexes agraires" abondamment attestées dans les régions voisines, le contexte local pouvant autoriser d'autres lectures tournées vers l'exploitation des ressources, chasse, pêche, sel ou commerce. Cette dernière hypothèse est suggérée par la densité particulière du mobilier amphorique qui domine sur plusieurs de ces établissements, constituant 54,8 % du mobilier collecté à Saint-Jean I et plus de 90 % à Saint-Jean VI-VIII.

Cette singularité du peuplement local, tel en tout cas que permet de l'entrevoir la lecture de surface, n'a rien pour surprendre dans le cadre d'un littoral dont les abords apparaissent jonchés de vestiges d'épaves maritimes, témoins d'une fréquentation ancienne puisque tous les types d'amphores sont représentés depuis les productions étrusques du VIe s. av. J.-C. jusqu'aux productions italiques au 2e Age du Fer et à la période Républicaine, puis celles de Bétique et de Gaule méridionale, au haut Empire. La diffusion de ces établissements du premier cordon invite elle aussi à envisager une activité d'échange en révélant la concentration des principaux établissements et des installations secondaires en deux secteurs où le cordon s'amincit sensiblement, à l'Ouest de Malamousque et plus encore autour du Grand Saint-Jean où se développe la concentration principale. Le rivage nord, bordant le marais de Souteyranne, dessine là une petite anse qui réduit à moins de 800 m la largeur du cordon, traversé par le fossé de Saint-Jean, roubine de faible profondeur mais autorisant une circulation en barque entre les marais au Nord et le Rhône de Daladel qui borde le cordon au Sud. Absente sur la carte de Cassini, cette roubine fut probablement aménagée au XIXe s., mais ce qui importe c'est qu'elle pérennise un point de franchissement du cordon, probablement pratiqué dès l'Antiquité pour la rupture de charge entre l'ancienne embouchure du Rhône et la région lagunaire. Pourrait-on expliquer autrement la localisation en ce point des principaux gisements archéologiques ?

Déjà marqué dans sa caractérisation par la faiblesse des matériaux de construction, autant que par la topographie du premier cordon littoral, le peuplement antique des Sables se singularise aussi par un développement tardif et peu durable. Les périodes du Néolithique et de l'Age du Bronze n'ont livré aucun indice même isolé, le seul établissement du Bronze final se trouvant plus au Nord, à Port Vielh où il occupe l'extrême avancée de la plaine littorale, sur un léger bombement de Costière. De même, si l'on recense un point d'occupation du Ier Age du Fer (La Malgue), encadré par quelques indices épars, l'essentiel de l'occupation protohistorique se tenait plusieurs kilomètres en amont, autour de l'agglomération lagunaire du Cailar, riveraine du Vistre en son point de rupture de charge.
Ainsi, la dynamique du peuplement littoral tient essentiellement entre le IIe s. av. J.-C. et le Ier s. ap. (fig. 36). Ce constat ne doit certainement rien au hasard, les 30 établissements étudiés constituant un échantillon représentatif même si la comparaison est rendue difficile par l'écart avec les données du Lunellois (150 établissements) et la Grande Camargue (187 établissements). Si la représentation en pourcentage présente théoriquement la meilleure pondération, l'histogramme ainsi obtenu tend à donner l'image d'une forte occupation à la période Républicaine et sous le haut Empire, image contredite par les données en valeur absolue. Avec celles-ci un contraste émerge entre d'une part la fin de l'âge du Fer et la période Républicaine, qui dans les Sables apparaissent sur-représentés relativement aux données régionales avec un score équivalent à ceux du Lunellois et de Grande Camargue, et d'autre part le haut Empire qui avec une valeur équivalente apparaît  comme une phase de stabilité, contrairement à l'essor observé partout ailleurs. Fortement investi (ou seulement parcouru ?) dès les IIIe-IIe s. av. J.-C., le cordon littoral ne connaît pas ensuite le développement d'un réseau dense sous le haut Empire, stagnation qui annonce peut-être l'étiolement tardo-antique.

On peut s'étonner de cette relative atonie à l'époque gallo-romaine sur un littoral qui, s'il se prêtait mal à l'activité maritime à laquelle il n'offrait aucun site portuaire, ne manquait pourtant pas de ressources. La première qui s'impose à l'esprit est le sel, abondamment consommé pour l'alimentation et plus encore pour la conservation des denrées. Les travaux de synthèse sur la Petite Camargue, depuis Fernand Benoît jusqu'aux cartes d’André L'Homer, ne manquent pas de mentionner cette activité mais c'est seulement pour mémoire et par simple bon sens, nul document archéologique, ni installation, ni épigraphie, ni mobilier spécifique n'attestant à ce jour de la réalité d'une exploitation saunière. Au titre des activités potentielles, le "bon sens" permet d'ajouter à la liste l'exploitation des ressources halieutiques et des vastes prés salés que la zone offrait à l'élevage. Cette dernière activité est en effet attestée par l'épigraphie, un autel à Silvain découvert près de Saint-Jean invoquant la prospérité des troupeaux, pro armento. Quant à l'exploitation de la faune aquatique, elle n'est connue qu'indirectement par les abondants déchets de coquillages consommés à l'époque romaine, tant à Nîmes que dans les agglomérations d'Ambrussum et de Lunel-Viel. Etudiant ces vestiges, Françoise Brien-Poitevin envisageait comme principale source de collecte les étangs et les graus du littoral sableux où abondaient huîtres, télines et murex.

Cette chronologie de l'occupation du cordon littoral offre l'exacte réplique de l'évolution des "glanes" amphoriques opérées sur le littoral actuel après les tempêtes. Même si aucun décompte rigoureux n'a jamais été réalisé à partir de ces collections éparses, hormis quelques amphores étrusques, l'abondant mobilier collecté à diverses occasions appartient dans son écrasante majorité au deuxième âge du Fer avec les productions massaliètes et gréco-italiques, à la période Républicaine avec les amphores fuselées italiques et de Bétique, puis au haut Empire avec les amphores Dressel 20. Par contre, l'Antiquité tardive reste bien peu représentée avec de rares éléments d'amphore africaine ainsi que de vaisselle estampée.

Voici plus de quarante ans, notant cette évolution à partir de l’inventaire des découvertes en mer, Jacky Granier pensait y voir l’effet des invasions barbares qui auraient « considérablement entravé le trafic maritime ou tout simplement ruiné la plupart de ses débouchés en Gaule ». Cette idée dominait alors les esprits, celle d’un effondrement économique et démographique à la fin de l’Antiquité. Depuis lors, les recherches ont montré une tout autre réalité, marquée au contraire par la permanence des échanges méditerranéens jusqu’au début du haut Moyen Age. On a vu combien les importations d’amphores et de sigillée africaine des IVe-VIIe siècles sont abondamment attestées à Psalmodi, invitant à corriger cette première idée d’une interruption des échanges. A l’est comme à l’ouest de la région d’Aigues-Mortes, de Grande Camargue jusqu’à Maguelone en passant par les rives de l’étang de l’Or, l’Antiquité tardive s’affirme désormais comme un temps fort de l’activité commerciale.

Comment donc expliquer l’affaissement de l’occupation des cordons littoraux du pays d’Aigues-Mortes ? Il est assez frappant, par contraste avec les tendances régionales, d'observer un tel processus qui tranche aussi par rapport aux prospections réalisées en Grande Camargue où l'on retrouve une occupation plus durable, marquée en particulier par la solidité du peuplement jusqu'à l'Antiquité tardive puis par l'effondrement du haut Moyen Age, avant la reprise de l'âge féodal. Rien de tel n'intervient dans les Sables où les indices de fréquentation  demeurent ténus et ne révèlent aucun établissement, la "reprise féodale" n'apparaissant pas non plus. Dans cette perspective, la fondation d'Aigues-Mortes au XIIIe s. survient dans un paysage à peu près vide d'habitat, dans le vaste domaine de Psalmodi où toute l'activité paraît captée par l'exploitation des salines, probablement aussi par l'exploitation des ressources halieutiques, ces deux activités ne devant pas fixer durablement la population.

Si elle ne doit rien à la conjoncture économique et politique, cette singularité de l'occupation ne peut guère s’expliquer que par le contexte local et plus particulièrement par les mutations environnementales du delta. La mobilité de la ligne de rivage et les déplacements des bras du Rhône dictaient dans une large mesure "l'habitabilité" des lieux. A ce titre, la fermeture précoce du Rhône de Daladel, vers la fin du haut empire, et le développement consécutif du bras de Peccais, aurait détourné vers le Sud l’axe de circulation fluviale. Cette évolution allait de pair avec l’éloignement du rivage maritime marqué d’abord par la formation de nouvelles barres d’embouchure, plus tard fixées par de nouveaux cordons littoraux. Ainsi se modifiait le contexte local en détournant le trafic vers le Rhône de Peccais, prolongé au nord-est par le Rhône d’Albaron, et scellant l'abandon des établissements du premier cordon littoral, devenu « fossile ». L’activité halieutique et agricole pouvait aussi se trouver perturbée par la modification du milieu lagunaire consécutive à la progradation du delta. Cela n’explique pas pour autant l’absence d’occupation de la fin de l’Antiquité aux abords du Rhône de Peccais, en contraste avec l’occupation des rives du Rhône d’Albaron, qui se maintient alors malgré l’abandon d’une bonne part des établissements du haut Empire. Cette singularité de la dynamique locale reste à confronter avec l'occupation de la partie nord de Petite Camargue, les marais de Souteyranne et de la Fosse, traversés par l'ancien Rhône de Canavère dont les bourrelets de berge restent à explorer, entre Franquevaux et Saint-Gilles. Ce secteur fera l'objet d'une prochaine campagne de prospection afin de vérifier si les observations réalisées en Haute Camargue, dans un contexte physique similaire, se confirment en Petite Camargue ou s'il faut au contraire envisager une autre dynamique d'occupation de la branche occidentale du delta, autour d’Espeyran.