Evolution du paysage
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en Archéologie

 

L’évolution du paysage
La Petite Camargue du Néolithique à l’Antiquité

Tony Rey, maître de Conférences, Université Montpellier III, UMR 5140

Pour comprendre le paysage, il faut changer de regard...

Depuis le Néolithique ancien jusqu’à l’époque romaine, le paysage du Languedoc oriental était bien différent de celui que nous connaissons aujourd’hui. Un vaste étang littoral, limité au nord par les Costières et séparé de la mer au sud par un cordon de sable, couvrait tout le sud de la région.
Pendant cette période, la plaine de Petite Camargue, partie occidentale du delta du Rhône, est restée isolée entre les Costières et le cordon littoral des Sables. Les recherches ont montré qu'elle comportait des dépôts alluviaux initialement attribués à un ancien bras du delta, le Rhône des Tourradons. Les analyses réalisées ces dernières années révèlent qu'en réalité, l'existence de ce bras est peu probable et qu'il faut plutôt envisager une crevasse fluviale, chenal de faible intensité et de courte durée. Résultant d'une ancienne rupture de la berge sous l'effet d'une crue exceptionnelle, cette crevasse a très probablement été utilisée comme voie de navigation entre les ports fluviaux et lagunaires, au cours de ces époques anciennes.

Le delta du Rhône

Selon les études conjointes des géologues et des archéologues, le delta du Rhône débute sa formation il y a plus de 6000 ans ; plusieurs lobes deltaïques ont participé à son extension. Aujourd’hui, la plaine deltaïque rhodanienne est parcourue par le Petit Rhône et le Grand Rhône qui draine à lui seul 90 % des débits liquides. Ces chenaux débouchent respectivement dans la mer Méditerranée par les graus d’Orgon et de Roustan. Le delta du Rhône couvre 1700 km² de zones humides avec la Camargue et la Petite Camargue. Les dépôts dans ce delta sont aussi variés que les milieux qui le composent. On y retrouve des dépôts issus des chenaux actifs (Petit Rhône et Grand Rhône) ou des cours anciens et abandonnés (bras de Saint Ferréol, Ulmet, Peccaïs…), les levées de berge, les crevasses fluviales, les marais…, et des milieux littoraux comme les étangs saumâtres (Vaccarès), les lagunes et les dunes (plage de l'Espiguette).

Image par satellite montrant la succession des cordons littoraux anciens au nord-est d'Aigues-Mortes et les cordons médiévaux au sud, dont le cordon de Listel

Méthodes d’étude des paléoenvironnements fluvio-deltaïques

Pour comprendre l’évolution de la plaine deltaïque de Petite Camargue depuis 6000 ans, la démarche consiste à croiser différentes disciplines et méthodes de terrain : la géomorphologie (description et analyse des évolutions des formes du relief), la sédimentologie sur carottage (prélèvement à l'aide d'une tarière mécanique de "carrottes" de sédiment sur plusieurs mètres de profondeur), la géochronologie (datation des sédiments, par exemple à l'aide du carbone 14). Certaines formes fossiles (chenaux, dunes, cordons d’embouchure, lagunes…) sont préservées en surface de la plaine de Petite Camargue. Ainsi des empreintes de divagations apparaissent entre le vaste cordon des Sables et les Costières du Gard. D’autres chenaux abandonnés du Rhône comme les bras de Peccaïs, La Ville, Saint-Roman et le Rhône Vif, demeurent actuellement en eau et poursuivent leur processus de colmatage. Ces bras morts ont édifié des cordons d’embouchure bien caractéristiques (Fangassier, Listel, Figuerasse…). Plus à l’ouest, les alluvions du Vistre et le Vidourle marquent le paysage de la Petite Camargue par leur progression.

L’information sédimentaire est acquise sur les espaces palustres et lagunaires entre les Costières et le cordon des Sables grâce à des sondages carottés. Le sédiment prélevé est ensuite soumis à plusieurs analyses : description de la texture, de la structure et de la nature du sédiment et identification des mollusques ainsi que des pollens afin de déterminer les milieux de sédimentation et les changements environnementaux au cours du temps. Les niveaux sédimentaires les plus intéressants sont datés au radiocarbone 14.

La plaine deltaïque de Petite Camargue : un espace isolé entre les Costières et le cordon des Sables du Néolithique ancien à l’époque romaine

Des Costières au cordon littoral des Sables, on observe des changements de l’état de la lagune dès 6650 avant J.-C. à l’époque romaine. Malgré la remontée du niveau marin à partir d’un niveau situé entre 6 et 4,5 mètres sous le niveau actuel, les cordons littoraux sableux des Dix Portes et des Sables, datés entre 6040-5600 avant J.-C. et 5500-4900 avant J.-C., auraient eu une hauteur suffisante pour empêcher l’ennoiement de la plaine deltaïque de Petite Camargue durant cette transgression marine (fig. 4). Les cordons littoraux sableux des Dix Portes et des Sables semblent avoir constitué une barrière dunaire en arrière de laquelle s’est mise en place une lagune recevant les dépôts de crue du Rhône ainsi que ceux des tempêtes. La lagune était déjà en place vers 6650-6400 avant J.-C. Elle aurait recouvert toute la plaine deltaïque de Petite Camargue jusqu’au cinquième millénaire avant notre ère. Par la suite, la lagune s’est progressivement colmatée mais à des vitesses qui varient d’est en ouest. En direction de l’étang de l’Or, un plan d’eau lagunaire est en cours de régression depuis 4700 avant J.-C. Cette régression des eaux lagunaires s’est accélérée sous l’effet des apports rhodaniens mais surtout sous l’effet de l’avancée alluviale du Vidourle et du Vistre. Quant à l’élévation du niveau marin, elle ne se serait pas répercutée pas directement sur les espaces en arrière des cordons littoraux. Par contre, elle aurait favorisé la mobilité du rivage ainsi que les mouvements d’extensions et de régressions lagunaires.

 

Fonctionnement d’une crevasse fluviale du Néolithique final à l’époque romaine

Au Néolithique final, une crevasse fluviale se met en place entre les Costières et le cordon littoral des Sables. Elle est datée entre 2920 et 2680 avant J.-C. Cette datation peut aussi bien correspondre à la période de fonctionnement que d’abandon de la crevasse car ces systèmes fluviaux ont parfois une activité courte. La mise en place de la crevasse entre les Costières et le cordon des Sables a généré trois milieux distincts : au nord, un plan d’eau légèrement saumâtre s’est soustrait aux mouvements conjugués de la lagune et du littoral tandis qu’au sud, une lagune semi fermée a perduré. Ce milieu lagunaire a été reconnu et daté dans les marais actuels de Scamandre entre 2491 et 2121 avant J.-C. et de la Fosse, entre 2189 et 1473 avant J.-C.
La crevasse fluviale fut à plusieurs reprises abandonnée et réactivée. Sa dernière réactivation se produit entre le IIIe et le Ve s. après J.-C.. Elle est alors contemporaine de la crise climatique de l’Antiquité tardive, caractérisée par la récurrence des débits liquides et solides du Rhône, enregistrée dans le delta du Rhône.
La dynamique de ce système fluvial a probablement permis de maintenir en eau les bassins d’inondation et les étangs, alors que tous les milieux lagunaires et palustres de la plaine deltaïque de Petite Camargue se sont colmatés.
Le seul débouché possible pour la crevasse fluviale des Tourradons aurait été l’étang de l’Or mais la trop longue distance au rivage a probablement conduit à la disparition progressive de cette crevasse fluviale.

L’existence du chenal nommé Tourradons qui se serait écoulé de Saint-Gilles / Espeyran à l’étang de l’Or ne semble plus concevable, cette image doit être abandonnée. Par contre, l’existence d’une navigation sur des plans d’eau connectés entre eux et alimentés en eau par les crevasses, les crues du Rhône, les cours d’eau des Costières et éventuellement par les résurgences à travers les cailloutis Pléistocène (observées dans l’étang de Scamandre) reste tout à fait probable. Ces espaces fluvio-lagunaires et palustres situés dans le littoral intérieur apparaissent suffisamment adaptés aux petites embarcations à fond plat et ne limitent en rien le potentiel marchand des comptoirs du Cailar et d’Espeyran au cours de la protohistoire et de l'Antiquité.